L'Observatoire de la Franc-Maçonnerie

samedi 20 novembre 2010

Regard sur la franc-maçonnerie russe

Article de : Thomas Dalet ( paru dans le blog des hauts Grades )
Il nous a paru intéressant de consacrer un dossier à la franc-maçonnerie russe, qui est marquée par une histoire assez singulière dans la mesure où elle a entretenu avec la religion orthodoxe des relations beaucoup moins conflictuelles que celles qui ont marqué les rapports entre la franc-maçonnerie française et l'Eglise romaine.
Par ailleurs, si la franc-maçonnerie française a connu les heures sombres de Vichy, la franc-maçonnerie russe a connu pour sa part sous le régime soviétique une persécution qui a duré près de 70 ans.

Sans avoir la prétention de cerner de manière exhaustive la problématique maçonnique russe, nous vous proposons de la découvrir à travers trois documents:
• Un article paru en 2000 dans " Le monde diplomatique" et qui mérite donc d'être revu à la lumière du renouveau maçonnique actuel.
• Des extraits significatifs de l'ouvrage: "Les Voies de la théologie russe" du père Georges Florovsky, extraits permettant de situer la franc-maçonnerie au sein de la spiritualité russe des XVIII° et XIX° siècle.

* Présentation du livre de Nina Berbenova ( non mentionnée dans l'article de l'auteur ! voir le rajout de notre blog).
  
 A L'EST, LE RETOUR DES FRANCS-MACONS
par Alain FAUJAS
Le monde diplomatique – Avril 2000

Sans avoir jamais eu, en Europe de l’Est, l’influence qu’elle a exercée en Occident, la franc-maçonnerie avait connu, en Russie, en Pologne, en Hongrie et en Tchécoslovaquie notamment, un essor remarquable. Brisé par les régimes communistes, qui pourchassèrent les francs-maçons accusés d’être des « ennemis de classe ». Depuis la chute du mur de Berlin (1989), on assiste à une timide renaissance des différentes obédiences occidentales. Mais les nouveaux maçons doivent faire face à l’incompréhension, aux nationalismes et aux mafias.

Pas plus que les Eglises ou les Etats, les francs-maçons n’ont pu ou su empêcher les drames ethniques qui ont martyrisé les nations d’Europe centrale et orientale, notamment dans les Balkans, où ils étaient pourtant très présents. Et le grand enthousiasme qui a porté les obédiences maçonniques vers l’Europe orientale au lendemain de la chute du mur de Berlin est, lui aussi, retombé. Car c’est avec ravissement que les francs-maçons avaient vu s’effondrer, en 1990, le régime communiste qui les avait bâillonnés pendant plus de soixante-dix ans en URSS, plus de quarante dans les « démocraties populaires » (1).

A vrai dire, la maçonnerie n’avait jamais eu, en Europe de l’Est, une influence comparable à celle qu’elle avait exercée en Amérique du nord, où de nombreux présidents des Etats-Unis, de George Washington à Franklin D. Roosevelt, s’en réclamaient ; en Amérique du Sud, où Simon Bolivar tout comme Salvador Allende faisaient partie des « frères ». Selon André Combes, spécialiste de l’histoire maçonnique, cette faiblesse à l’Est s’explique parce que la franc-maçonnerie y « a toujours été vivement combattue par divers courants religieux ou politiques, en particulier antisémites ».

Le poids des francs-maçons y a donc connu des hauts et des bas, comme le prouve l’exemple russe. Le rétablissement de la franc-maçonnerie en Russie, en 1802, lui avait valu un essor étonnant ; Saint-Pétersbourg comptait alors quelque 10 000 frères (2). L’écrivain Pouchkine est le maçon le plus célèbre de cette période. Le début du XXe siècle a vu un regain, sous l’appellation « maçonnerie de la Douma », initiée par le Grand Orient de France et dont étaient membres Alexandre Kerenski et la quasi-totalité de son gouvernement menchevik, en 1917.

Faute de démocratie, les traversées du désert ont été encore plus longues : l’échec du complot décembriste, auquel avaient participé, en 1825, nombre de maçons pour obtenir du tsar Nicolas Ier les réformes indispensables, valut à la maçonnerie russe d’être interdite pendant le reste du XIXe siècle. A partir de 1920, Léon Trotski élabora une critique de plus en plus violente contre ce mouvement « bourgeois » ; en 1922, il fit interdire la double appartenance au Parti communiste et à la maçonnerie, désignée comme représentant de l’« ennemi de classe ». L’élimination physique qui en résulta s’étendit à la Hongrie. Les régimes autoritaires en place en Bulgarie ou en Roumanie se mirent à pourchasser les obédiences, anticipant les persécutions du fascisme et du nazisme.

On avait dénombré jusqu’à 7 000 maçons hongrois et 1 700 tchécoslovaques. Au sortir de la seconde guerre mondiale et avec l’établissement des démocraties populaires, il n’en est plus resté. Le « coup de Prague » communiste qui, en 1948, préluda au départ du président (maçon) de la République, Edouard Benès, ouvrit une période de glaciation de quarante ans.

« Rallumer les feux »

En 1990, la franc-maçonnerie est à reconstruire en Europe orientale, et c’est avec passion que les différentes obédiences occidentales vont s’efforcer de « faire refleurir l’acacia » à l’orient du Vieux continent. Bien des nationalités s’y attellent : en tête, les Français, mais aussi les Allemands, les Belges, les Italiens, les Grecs, les Finlandais, les Autrichiens et les Amé ricains. On retrouvera, sur le terrain, les deux grandes familles maçon niques : la « régulière », qui fait obligation de croire en un Dieu révélé ; et la « libérale », qui professe la liberté absolue de conscience (3).

Le mécanisme est, en général, le suivant : la création de loges et le « rallumage des feux » ont lieu à l’Ouest parce qu’il n’existe sur place ni maçon patenté, ni temple, ni rite. La colonie polonaise du nord de la France renoue ainsi des contacts et crée les premières loges en 1991, à Lille, comme Nadjega (L’Espoir) du Grand Orient de France (GODF) qui réveille, la même année, L’Etoile du nord à Moscou. La Grande loge de France (GLF) n’est pas en reste et implante, elle aussi en 1991, à partir de la loge parisienne Pouchkine, la loge Nicolas-Novikoff dans la capitale russe. La Grande loge féminine de France (GLFF) initie, à partir de la loge parisienne La Rose des vents, des sœurs hongroises qui créent, en 1992, la loge Napraforgo (Tournesol) à Budapest. La Grande loge nationale de France (GLNF) consacre, la même année, la loge moscovite Astrée.

La démarche des Occidentaux suppose une aide matérielle à des frères démunis. M. Yves Trestournel, grand secrétaire de la GLNF, se souvient d’une « tenue » dans une école maternelle de Saint-Pétersbourg meublée de chaises lilliputiennes. M.André Combes, à l’époque grand secrétaire aux affaires extérieures du GODF, rappelle que le temple de Bucarest était une HLM de banlieue. M. Alain Sède, ancien président du Droit humain (DH), estime que son obédience devait « une aide logistique et matérielle à des loges très, très pauvres », dépourvues de livres ou d’objets du rituel. Le GODF, lui, a voté une contribution de près de 800 000 francs par an. La GLF a dégagé 300 000 francs.

Mais ce renouveau maçonnique se fait dans la précipitation. La concurrence entre les obédiences incite celles-ci à initier des apprentis et à conférer les grades de compagnons et de maîtres en une seule journée alors que cette progression prend normalement trois ans. Une « guéguerre » s’ensuit entre les obédiences pour recruter le plus grand nombre et les meilleurs. Certes, le GODF et la GLF s’entendent pour s’implanter en Hongrie ou en Tchécoslovaquie ; le Droit humain et le GODF font cause commune en Roumanie. Mais, dans l’ensemble, chaque obédience épaule « ses » filles et tente de débaucher celles des autres. Le GODF perd son premier Vénérable russe au profit de la GLNF, qui lui subtilise également la loge Le Sphinx de Saint-Pétersbourg. La loge Zora (Aurore) de Belgrade passe de la GLF au GODF, et les Lettons abandonnent la maçonnerie française pour l’allemande. Autrement dit, l’universalisme maçonnique se mue en esprit de clocher.

Les avis sont partagés sur le danger mafieux. Certains estiment qu’il est fantasmatique. D’autres le jugent très réel : « Nous avons été contactés par des groupes politico-affairistes, raconte un ancien responsable. En 1993, l’un d’eux nous a offert, dans un grand hôtel parisien, un chèque de 100 000 francs "pour nos pauvres" en échange de lettres d’implantation dans leur pays. Nous avons déchiré le chèque. »

Infiniment plus redoutable est la tentation de l’ethnocentrisme. En effet, l’imbrication des peuples suscite des réflexes d’exclusion même chez les francs-maçons. « En 1994, nos frères roumains ne voulaient pas accueillir de Tziganes, attitude contre laquelle je me suis insurgé, explique M. Jean-Michel Ducomte, ancien grand secrétaire aux affaires extérieures du GODF. Six mois plus tard, ils m’ont téléphoné pour savoir comment nous avions, en France, géré nos différences ethniques. En 1996, ils initiaient un Tzigane. »

Autre handicap : l’absence de références symboliques, faute de culture biblique. « Il nous a fallu expliquer des concepts évidents pour nous, comme le soleil ou l’équerre, affirme Mme Marie-France Coquart, ancienne grande maîtresse de la GLFF. Ils ignoraient qui étaient le roi Salomon et son architecte Hiram. Ils ne comprenaient pas ce que voulait dire la construction de soi-même (4). » M. Gilbert Schulsinger, ancien grand secrétaire aux affaires extérieures de la GLF, confirme ce vide culturel : « A Varsovie, en 1991, j’ai fait un discours sur la liberté auquel ils n’ont rien compris. Après tant d’années de lavages de cerveau, notre vocabulaire leur paraissait vraiment abscons ! »

Des décennies de communisme ont donné aux maçons orientaux un goût immodéré pour la liberté qui leur fait oublier égalité et fraternité, les deux autres valeurs maçonniques que la propagande soviétique avait galvaudées. L’Amérique et sa franc-maçonnerie régulière apparaissent donc souvent - notamment en Russie - comme mieux capables d’étancher cette soif de liberté.

Les maçons d’Europe de l’Est n’ont pas la vie facile. Il leur a fallu accepter d’anciens apparatchiks, ce qui n’est pas allé sans grincements de dents. Dans beaucoup de pays, ils sont confrontés à un réveil de l’anti-maçonnisme, bien qu’ils soient peu influents dans les milieux d’affaires (sauf la maçonnerie régulière, à laquelle appartiennent la GLNF et la Grande loge d’Angleterre) ou politiques. Certes, on en trouve dans l’entourage du maire de Moscou, et plusieurs députés yougoslaves de tous bords appartiennent à une obédience. Dans l’ensemble, ils font partie de l’élite intellectuelle et sont professeurs, ingénieurs, artistes, comédiens ou journalistes. Le président tchèque Vaclav Havel n’en est pas, à la différence de son père.

Malgré cette réserve et malgré l’usage de rituels écossais se référant à des textes religieux, de vieilles hostilités réapparaissent, par exemple en Pologne, où certains ont réédité les élucubrations écrites par Léo Taxil en 1886 et prêtant à la maçonnerie des penchants sataniques (5).

Dix mille « frères »

IL n’est pas aisé de chiffrer le nombre des francs-maçons en Europe orientale, car à leur discrétion s’ajoutent une rotation élevée de leurs membres et des « schismes » qui brouillent les comptes. Les ateliers regroupent moins de membres qu’en Occident, entre quinze et cinquante en général. Le GODF semble l’obédience la mieux implantée. De façon fort approximative, on peut avancer le chiffre de moins de dix mille francs-maçons de toutes obédiences dans l’ensemble des pays autrefois d’obédience soviétique. La Yougoslavie, avec environ un millier de frères, détiendrait le ruban bleu. C’est peu en comparaison des cent mille maçons français ou des quatre millions de frères américains !

« Toutes les familles maçonniques ont éprouvé l’envie de faire revivre à l’Est ce qui nous est cher, conclut M. Claude Charbonniaud, grand maître de la GLNF. Nous devons constater qu’il n’y a pas eu de rush vers la franc-maçonnerie. Allons-y prudemment pour ne pas attirer des gens sans idéal. » Même circonspection chez M. Jean-Claude Bousquet, grand maître de la GLF : « Les résultats obtenus sont modestes, dit-il. Mais nous ne sommes pas partisans du recrutement à tout- va qui attirerait des maçons tièdes ou tentés par l’affairisme. Nous devons être très prudents pour participer au recul du totalitarisme sans galvauder nos valeurs initiatiques. » Le triomphalisme, qui eut un temps, n’est plus de mise.
 "Les voies de la théologie russe."
Auteur : FLOROVSKY, Gueorgi Vasilievitch (1893-1979).
Traduction : Palierne, Jean-Louis.
Editeur : Lausanne - Paris : l'Âge d'homme - 2001.
Collection : Sophia.
Ouvrage paru initialement en 1937. Seconde édition en 1979 en langue anglaise, enrichie et modifiée par les soins de l'auteur, puis traduction française en 2001 due à Jean Louis Palierne.

Note de l'éditeur :

"Trop peu connu, mais fréquemment cité, ce célèbre ouvrage du Père Georges Florovsky apporte un éclairage indispensable à une page essentielle et souvent mal comprise de l’histoire de l’Eglise […] Un grand classique de la théologie du XXe siècle".

Note Kalinka-Machja :

Le père Georges FLOROVSKY, né à Odessa en 1893 a émigré en 1920 pour fuir la révolution bolchévique.
Jean-Claude Larchet, docteur en théologie et en philosophie, spécialisé en théologie et en spiritualité des Pères grecs, présente ainsi le père Florovsky dans un article daté du 09 mai 2005 sur le site internet ORTHODOXIE (http://www.orthodoxie.com/) :
Le Père Georges Florovsky (1893-1979), successivement professeur à l’Institut Saint Serge de Paris, à l’Institut Saint Vladimir de New York puis aux universités de Harvard et de Princeton, fut l’un des plus grands patrologues orthodoxes de ce siècle et l’un des principaux instigateurs d’un retour de la théologie orthodoxe aux sources patristiques. Très engagé dès l’origine dans le mouvement œcuménique, il y fut le militant d’un « œcuménisme dans le temps » appelant les diverses confessions chrétiennes à trouver leur unité non dans une corrélation de traditions parallèles, mais dans un retour à leurs racines communes, apostoliques et patristiques.
Pour notre part, nous proposons ci-après quelques extraits de l'ouvrage "Les voies de la théologie russe" du père FLOROVSKY, à seule fin de faire apparaître les affinités qui ont pu exister entre la franc-maçonnerie et la pensée orthodoxe dans la Russie des XVIII° et XIX° siècles.

[…] La franc maçonnerie devait former un événement majeur de l'histoire de la société russe, de cette société qui était née et qui avait été élaborée dans le tohu-bohu de l`ère de Pierre. Les francs maçons étaient des hommes qui, ayant perdu la voie enseignée par l'Orient, venaient s'égarer sur des voies que leur proposait l'Occident. Il est tout naturel qu'ils aient découvert cette route nouvelle de la franc-maçonnerie à l'un des carrefours de 1'Occident.
[…] Les meilleurs représentants de l'époque de Catherine portent témoignage de ce supplice flétrissant qui les incitait à à partir à la recherche du sens et de la vérité à une époque de libre-pensée et de débauche. […] Pour beaucoup, l'esprit voltairien était de venu une vraie maladie, tant morale que spirituelle.
La seconde moitié du XVIII° siècle fut cependant marquée par un réveil religieux – c'était le retour à soi survenant après une éclipse religieuse. Il n'est pas surprenant que ce réveil ait parfois confiné à l'hystérie. Un "paroxysme de pensée religieuse" c'est ainsi que Kliutchevsky décrit cet éveil maçonnique. Mais la franc-maçonnerie représentait bien plus qu'un simple paroxysme. Toute la signification historique de la franc-maçonnerie russe réside dans le fait qu'elle proposait un effort d'ascèse, et de concentration spirituelle. L'âme russe revenait à elle, mais elle devait maintenant passer par la franc-maçonnerie pour pouvoir s'affranchir des coutumes étrangères et de la dissipation de St Petersbourg.
Loin donc de ne représenter qu'un simple épisode éphémère, la franc-maçonnerie représentait plutôt une étape du développement de la société russe moderne. Vers la fin des années 1770, la franc-maçonnerie pénètre dans presque toute la population instruite.
La franc-maçonnerie russe a eu une histoire riche en disputes. en divisions et en transformations, Les premières loges étaient essentiellement des loges de déistes qui professaient unes moralité rationnelle et une religion naturelle, tout en cherchant parvenir à une connaissance de soi morale. Il n'existait ni distinctions ni divisions entre "francs-maçons" et "voltairiens": le courant mystique de la franc-maçonnerie n'émergera qu'un peu plus tard, et c'est alors que le cercle de Moscou des Rosicruciens deviendra le plus important et le plus influent des centres de la franc-maçonnerie russe à l'époque.
La franc-maçonnerie est un ordre bien défini, profane et secret, lié par une stricte discipline interne et externe. Or c'est justement cette discipline intérieure, ou cet ascétisme (il ne s'agit pas simplement ici d'une saine hygiène spirituelle) qui se révélera, dans l'économie générale des travaux maçonniques, l'élément le plus important pour tailler la "pierre brute" du cœur humain, comme disent les maçons.
La société russe reçut ainsi une éducation sentimentale: c'était un éveil du coeur. L'homme de la future intelligentsia russe détecta d'abord dans le mouvement maçonnique tout le bouleversement et la dualité de son existence. Il devint un homme tourmenté par une soif de plénitude et se mit à la rechercher. La dernière génération des années 1830 et 1840 renouvellera cette recherche, ce "Sturm and Drang". Ce sera particulièrement vrai des slavophiles; psychologiquement, le mouvement des slavophiles sera un rejeton de la franc -maçonnerie du règne de Catherine, et ne doit certainement rien aux coutumes paysannes, quelles qu'elles soient.
L'ascétisme maçonnique embrasse les thèmes les plus divers, y compris une indifférence rationaliste de type stoïcien, aussi bien qu'un ennui devant les vanités de la vie, une apparente méticulosité, parfois un "véritable amour de la mort" ("la joie du tombeau"), et un cœur authentiquement maîtrisé. La franc-maçonnerie élabora une méthode complexe afin de s'examiner et se contrôler soi même : "mourir sur la croix du reniement de soi même et périr dans le feu de la purification", c'est ainsi que I.V. Lopukhin définissait le projet du "vrai maçon". On doit lutter avec soi même et avec la dissipation, concentrer ses sentiments et sa pensée, retrancher ses désirs passionnés,"instruire son cœur" et "contraindre sa volonté". Car c'est précisément en soi même et dans sa volonté propre que l'on peut trouver la racine et le siège du mal. "Ne t'applique à rien d'autre qu'à devenir dans ton esprit, dans ton âme et dans ton cœur totalement sans "Moi", et dans cette lutte avec toi même, tu dois une fois de plus éviter toute volonté propre et tout égoïsme. Ne va pas rechercher ou ne te choisis pas une croix, porte celle qui t'échoit, et quand elle t'échoit".
La franc maçonnerie prêchait une vie stricte et responsable, l'autodétermination morale, la noblesse morale, la retenue, l'impassibilité, la connaissance et la maîtrise de soi-même, elle enseignait à pratiquer la "philanthropie" et à vivre sereinement "au milieu de ce monde sans permettre à son coeur de participer à ses vanités". On connaît bien toute l'œuvre philanthropique qui fut accomplie à cette époque par la franc-maçonnerie.
La franc-maçonnerie mystique représentait urne réaction contre l'esprit des Lumières: tout le pathos du degré théorique de la franc-maçonnerie était dirigé contre "les inventions de la raison aveugle" et contre "les sophistications de ce gang voltairien" : l'accent était mis sur l'intuition, comme contrepoint au rationalisme du XVIII° siècle.

[ …] Mais parvenue à cette étape ultime, la franc-maçonnerie mystique s'orientait vers une perception désincarnée. L'interprétation symbolique atténue la réalité du monde au point de la réduire presque à une ombre. Par essence, la dogmatique maçonnique impliquait une résurrection du gnosticisme platonisant, résurrection qui avait été amorcée durant la Renaissance. La chute de l'homme - cette "étincelle de lumière emprisonnée dans l'obscurité"- fournit la conception de base de la franc-maçonnerie. Bien plus qu'un sens du péché, c'est un sens aigu de l'impureté qui caractérise le mieux ce mouvement : l'impureté peut être effacée par l'abstinence bien mieux que par la pénitence: le inonde entier apparaît alors comme corrompu et malade. "Qu'est ce que le monde ? Un miroir pour la corruption et pour la vanité". Suscitée par cette "recherche de la clé du mystère de la Nature", la soif de guérison (de guérison cosmique) dérive de cette façon d'envisager la Nature.
[…] Durant les années 1770, l'université de Moscou se tenait tout entière sous la bannière des francs-maçons et ces dispositions dévotes et poétiques seront transmises à la pension de l'université qu'on y créera plus tard pour la noblesse.

[…] La franc-maçonnerie fournissait à l'intelligentsia russe alors naissante beaucoup d'impressions nouvelles et vives. Ce développement n'atteindra son expression complète qu'avec la génération qui apparaîtra au tournant du siècle.
[…] Sous le règne de Catherine, les francs-maçons entretenaient une relation ambiguë avec l'Église. En tout cas leur piété apparente n'était pas ouvertement en opposition avec elle. Beaucoup de francs-maçons satisfaisaient à leurs "obligations" d'Église et observaient les rituels correspondants. D'autres insistaient avec une emphase particulière sur l'immuabilité des rites et sur leur caractère sacré, "particulièrement ceux de la religion grecque" et certes le service orthodoxe, avec toute la richesse et la plasticité de ses images et de ses symboles, les attirait beaucoup. Les francs-maçons éprouvaient une grande estime pour la tradition orthodoxe, qui plongeait ses racines jusque dans les profondeurs de l'antiquité classique. Mais tout symbole n'était pour eux qu'un signe transparent, un signal directeur. Il fallait selon eux remonter à ce qui est signifié, c'est à dire du visible à l'invisible, du christianisme "historique" au christianisme "vrai" ou spirituel, c'est à dire de l'Église extérieure à l'Église "intérieure". Les francs maçons considéraient que leur Ordre représentait l'Église "intérieure", qui avait ses propres rites ou "sacrements". C'était le retour au rêve alexandrin d'un cercle ésotérique d'élus destiné à préserver les traditions sacrées: une vérité révélée seulement à quelques élus pour une illumination extraordinaire.


* Pour compléter ce regard sur la FM russe nous vous conseillons le livre de Nina Berbenova paru aux éditions Noir et Blanc ( 2005 )
Présentation du livre:
Nina Berberova s'est intéressée aux francs-maçons sa vie durant, d'abord en Russie, puis à Paris.
Consciente de l'importance de leur rôle dans les événements historiques sans précédent vécus par la Russie au XXe siècle, elle a éprouvé le besoin de conserver la trace de ces hommes. Elle a alors élargi le champ de ses connaissances personnelles par le dépouillement d'archives françaises et américaines inédites. Il en résulte cet essai fouillé, dense, riche d'informations biographiques, dont le mérite essentiel est de donner un éclairage nouveau sur la révolution russe et de faire découvrir un aspect peu connu de la vie des émigrés.
On y retrouve, au fil des pages, le style concis et le sens du trait de Berberova. Elle nous apporte ainsi une contribution fondamentale à l'histoire culturelle russe. Au moment où, après de longues années de persécution, les francs-maçons amorcent une résurrection à l'Est, il est important que Berberova nous rappelle leur participation significative à l'émancipation politique du peuple russe.

1 commentaire:

  1. Vous présentez là des articles intéressants, mais je voudrais avoir davantage d'informations sur la vie des loges -et des loges d'adoption- au XIXe siècle. Sauriez-vous me donner d'autres références ? Merci d'avance !
    Gloria Escomel

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